La justice de l’Eglise doit-elle s’effacer devant la justice civile ?

Source: FSSPX Actualités

Le cardinal Philippe Barbarin au tribunal le 7 janvier 2019 à Lyon.

Le traitement du scandale des abus dans l’Eglise amène à s’interroger sur l’effacement de la justice ecclésiastique devant la justice civile. 

Riccardo Cascioli, dans la Nuova Busssola Quotidiana du 3 mars 2019, s’étonne de voir l’Eglise s’en remettre à la justice terrestre : « la crise provoquée par l’urgence des abus sexuels de prêtres pousse l’Eglise à se rendre à l’Etat. On l’a perçu clairement à partir de la préparation et des conclusions du récent sommet au Vatican. Face à la difficulté de contrer ce phénomène, il semble que beaucoup espèrent aujourd’hui que ce seront les juges civils qui feront le ménage chez ceux qui abusent des mineurs. Le pape François lui-même a réitéré son engagement à “remettre à la justice” toute personne responsable de tels crimes ».

En effet, dans son discours de clôture du sommet romain, François a répété ce qu’il avait déjà dit, le 21 décembre 2018, à la Curie : « l’Eglise ne se ménagera pas pour faire tout ce qui est nécessaire afin de livrer à la justice quiconque aura commis de tels délits ». Cette déclaration est lourde de conséquences. Rappelant l’affaire du cardinal George Pell, dernièrement condamné par la justice australienne, Riccardo Cascioli signale qu’il y fut question d’une « remise en question du sacrement de la confession et du secret auquel le prêtre est lié ». Et d’ajouter : « Même un intellectuel progressiste comme Massimo Faggioli a récemment qualifié de “calamiteuse” cette évolution, cette reddition de l’Eglise à la “justice séculière”. Elle signifie que c’est accepter que ce soit l’Etat qui s’immisce dans la vie de l’Eglise au point que, comme c’est déjà le cas en politique, ce pourront être les juges qui interféreront dans le choix des évêques et du pape ».

La justice de l'Eglise est-elle devenue inopérante ? 

Dans L’Homme nouveau du 21 février 2019, Cyrille Dounot, professeur d’histoire du droit (Université Clermont Auvergne) et avocat ecclésiastique près de l’officialité de Lyon, répond à la question : « la justice de l’Eglise est-elle devenue inopérante ? ». Il fait ainsi un rappel historique et juridique sur les possibilités données par le Droit canon aux autorités ecclésiastiques pour juger et condamner les clercs ayant gravement péché contre le sixième commandement. Et l’on voit qu’existent déjà, et depuis longtemps, toutes les sanctions nécessaires pour que justice soit faite, « du moins en ce qui concerne le volet canonique, le volet pénal étant aux mains des Etats ». Voici quelques extraits de cet important rappel historique et juridique :

« Le concile de Trente, dans sa réforme générale de la Chrétienté, a redit qu’il “n’y a rien qui instruise, ni qui porte plus continuellement les hommes à la piété, et aux saints exercices, que la bonne vie, et le bon exemple de ceux qui se sont consacrés au service de Dieu”, et voulu en conséquence que les prêtres “évitent même les moindres fautes, qui en eux seraient très considérables, afin que leurs actions impriment à tout le monde du respect, et de la vénération” (Sess. XXII, De reformatione, can. 1).

« Aussi, les pénibles affaires de mœurs qui souillent une frange du clergé, sous l’œil mauvais et complaisant des médias, n’en sont que plus détestables et préjudiciables à l’ensemble de cette milice céleste. De ce point de vue, l’application de sanctions pénales aux clercs déviants est une nécessité, et l’on ne peut que déplorer une absence trop criante de réaction des autorités compétentes. (…)

« L’Eglise possède, et de longue date, un droit adapté à la situation. Le canon 277 relatif à la continence parfaite et perpétuelle des clercs, “à cause du Royaume des Cieux”, leur fait obligation de se conduire “avec la prudence voulue dans leurs rapports avec les personnes qui pourraient mettre en danger leur devoir de garder la continence ou causer du scandale chez les fidèles” (§2). Le §3 confie à l’évêque “de porter un jugement sur l’observation de cette obligation”. S’il se trouve un clerc défaillant, l’Eglise a “le droit inné et propre” de le contraindre par des sanctions pénales (can. 1311). Celles-ci sont indiquées par le canon 1395, prévoyant que le clerc “qui persiste avec scandale dans une autre faute extérieure contre le sixième commandement” sera puni d’abord de suspense, ensuite plus sévèrement, jusqu’au renvoi de l’état clérical. (…)

Icône représentant saint Pierre Damien.

La réforme grégorienne

« Au XIe siècle, la corruption du clergé atteint son paroxysme, et déclenche une des plus vives réformes que l’Eglise ait connues, la réforme grégorienne. Il s’agit alors de purifier l’Eglise, in capite et in membris, en commençant par le clergé, coupable de simonie et de nicolaïsme (concubinage). L’inconduite sexuelle des clercs ne se limite pas à prendre femme, et saint Pierre Damien, docteur de l’Eglise, s’élève contre la dépravation morale de son temps, listant assez crûment les débauches de certains prêtres de son temps. Le Liber Gomorrhianus, écrit vers 1051, se veut un avertissement solennel contre le dérèglement des mœurs. Adressé au pape saint Léon IX, il distingue quatre sortes de fautes contre-nature, dont la dernière seulement aboutit à la dégradation du clerc. Le pape lui répond que l’ouvrage “a plu à son jugement”, et entend réduire “la licence d’un désir immonde” par le biais de sanctions pénales. Il décide alors que “tous ceux qui se souillent par l’une des abominations des quatre sortes […] soient chassés de tous les degrés de l’Eglise immaculée par la censure équitable qui est prévue tant par les saints canons que par Notre Jugement” (Lettre Ad splendidum nitentis de 1054, cf. DS 687-688). Le pape tempère sa sentence en disposant que ceux qui auront péché dans une moindre mesure, et fait une pénitence convenable, pourront être admis à nouveau dans les ordres. (…)

« Le IIIe concile du Latran, de 1179, prévoit que “tous ceux qui seront convaincus de se livrer à cette incontinence contre nature, qui attire la colère de Dieu sur les fils de rébellion (Ep. 5, 6) et a consumé cinq villes par le feu (Gn 19, 24-25), seront chassés du clergé s’ils sont clercs, ou relégués dans des monastères pour y faire pénitence” (can. 11). Le IVe concile du Latran, tenu en 1215, institue la gradation des peines, au profit d’une réforme du clergé : “Pour que les mœurs et les actions des clercs soient réformées, tous auront à cœur de vivre dans la continence et la chasteté, surtout ceux qui sont établis dans les ordres sacrés. Qu’ils se gardent de tout vice de volupté, surtout de celui à cause duquel du ciel vient la colère de Dieu sur les fils de rébellion (Ep. 5, 6), pour qu’ils puissent servir en présence du Dieu tout-puissant avec un cœur pur et un corps net. Pour que la facilité du pardon ne soit pas une incitation à pécher, nous statuons que ceux qui auront été pris en flagrant délit d’incontinence, qu’ils aient péché gravement ou non, seront punis conformément aux sanctions canoniques. Nous ordonnons que celles-ci soient appliquées avec efficacité et sévérité, afin que ceux que la crainte de Dieu n’écarte pas du mal, soient au moins contenus par une peine temporelle” (can. 14).

Horrendum illud de saint Pie V

« Ces deux textes passeront, via les Décrétales de Grégoire IX, dans le droit de l’Eglise universelle (X, 5, 31, 4 et X, 3, 35, 2). Saint Pie V, dans une bulle célèbre fulminée à l’encontre des auteurs d’actes contra naturam, prévoyait comme sanction la perte du bénéfice, la note d’infamie, et, en dernier recours, la déposition du clerc (Horrendum illud, 1568). Dans ce cas, l’atrocité du crime conduisait l’Eglise à livrer le coupable au bras séculier, pour que l’Etat lui inflige le supplice prévu par les lois civiles.

« Aujourd’hui, la sanction de ces inconduites sexuelles est du ressort des officialités locales, qui peuvent donc donner une réponse judiciaire adéquate et rapide, une fois les faits dûment établis. Les Normes sur les délits les plus graves, adoptées par Benoît XVI le 21 mai 2010, ne réservent à la connaissance de la Congrégation pour la doctrine de la foi que ces délits concernant la foi, l’eucharistie, la pénitence ou “les délits les plus graves contre les mœurs” (art. 6, § 1), parmi lesquels les cas de pédophilie, de pédérastie ou d’atteintes aux adultes vulnérables. Les autres cas, dont la fornication ou les actes contre-nature, sont du ressort des juridictions ecclésiastiques locales. »

Et Cyrille Dounot de souhaiter en conclusion : « Si la dénonciation du nonce Carlo Maria Viganò rappelle les objurgations de saint Pierre Damien, espérons que se lèvent de nouveaux hérauts de la foi, et qu’un vent de sainteté vienne purifier ce petit levain corrompu qui gâte toute la pâte. »

Mais pour que ce vœu soit exaucé, il est nécessaire que les hommes d’Eglise prennent conscience de ce que Riccardo Cascioli souligne à juste titre dans son article déjà cité : « cette reddition à la justice terrestre est aussi une conséquence de l’incapacité de parler de la justice divine, de juger la réalité dans la perspective de la vie éternelle, qui devrait pourtant être l’activité principale de l’Eglise. D’une certaine manière, c’est également une cause de ces prêtres abuseurs : quand on perd la conscience du jugement de Dieu, la mentalité du monde entre dans la maison catholique. »