Saint Charles Borromée et la peste de Milan (Juillet 1576 - janvier 1578)

Source: District de Belgique - Pays-Bas

En ces temps d’épidémie, on cite souvent saint Charles Borromée, archevêque de Milan de 1564 à 1584, en exemple de dévouement auprès de son diocèse durant la peste qui frappa Milan en 1576. Deux cents ans plus tard, au contraire, le siècle des Lumières le récria en l’accusant d’avoir négligé les mesures d’hygiène et de précaution. Revenons aux faits historiques, à travers les actes de son procès de canonisation.

Contexte historique

L’année 1575 est une année jubilaire dans l’Eglise catholique. Le pape Grégoire XIII accorde au Cardinal Charles Borromée, Archevêque de Milan, de prolonger le Jubilé dans son diocèse, pour la célébration d’un pèlerinage le 12 février 1576. A cette époque, la peste sévit déjà à Trente, à Venise, à Mantoue. Dès lors, les autorités civiles et ecclésiastiques prennent des mesures de précaution.

Le Marquis d’Ayamonte, gouverneur de Milan, n’autorise l’entrée dans la ville qu’à des groupe de 12 personnes munies d’un certificat de bonne santé. L’archevêque Saint Charles étend la célébration du Jubilé à toutes les églises paroissiales du diocèse, afin d’éviter les trop grands rassemblements dans la cathédrale.

En juillet 1576, les premiers cas de peste surviennent à Milan. Le 15 août, la ville reçoit Juan d’Autriche, le héros de la bataille de Lépante (1571). C’est alors que l’épidémie éclate. Il faudra un an et demi pour l’éradiquer.

Mesures de l’autorité civile

Dès avant le mois de juillet, le gouverneur fait prendre des mesures de prévention. Les villages touchés par la peste sont isolés, ainsi que les quartiers contagieux. L’accès à la ville est restreint. Tous les rassemblements sont interdits. Les échanges commerciaux sont suspendus. Les rues sont nettoyées chaque jour. La police surveille les six portes d’accès à la ville. Les citoyens sont obligés de signaler les cas de peste, qu’ils soient réels ou présumés.

Les hôpitaux s’organisent pour recevoir séparément les personnes infectées, ceux qui sont suspects de l’être, et les malades convalescents. A l’extérieur de la ville, 250 huttes sont installées pour abriter les pestiférés et les suspects, afin de désengorger le lazaret de la porte orientale.

Fin août, malgré toutes ces dispositions, la propagation de la peste est devenue imparable. Constatant que les femmes et les enfants étaient davantage sujets à la contagion, le tribunal de santé décrète leur mise en quarantaine à partir du 1er octobre.

Mesures préventives de Saint Charles Borromée

Dès le début de l’épidémie, Saint Charles se procure différents traités médicaux de l’époque et s’entoure d’un groupe éminent de médecins, professeurs et cliniciens. Il rédige une « note commune » à l’adresse du clergé milanais : il prend la décision d’isoler le clergé, et choisit avec lui huit collaborateurs pour assister les pestiférés, visiter les hôpitaux, bénir et réconforter les patients.

Bien entendu, ces visites ont lieu à l’extérieur des maisons et bâtiments, pour ne pas risquer d’infection. Saint Charles instruit ses collaborateurs de se changer très souvent, de laver leurs vêtements à l’eau bouillante, de purifier tout ce qu’ils touchent par le feu et avec une éponge imbibée de vinaigre. Même les pièces reçues pour l’aumône sont conservées dans des bocaux de vinaigre.

Dans ses déplacements, Saint Charles tient à la main une longue baguette blanche, qu’il utilise pour tenir à distance ses interlocuteurs. Lorsqu’il lui arrive de s’exposer à un potentiel danger de contagion, il se met alors lui-même en quarantaine pendant sept jours, sans communiquer avec personne, et se servant donc tout seul. A cette époque aussi, il rédige son testament.

Lorsqu’il comprend que la peste s’étend, il fait appel aux volontaires dans le clergé pour venir assister la population. Il impose à tout le clergé et au peuple les méticuleuses mesures de précaution qu’il avait déjà mises lui-même en application. Il interdit tout-à-fait le commerce, et menace les contrevenants d’excommunication. Il lance des campagnes de dératisation (bien que le lien entre la peste et les rats ne sera scientifiquement établi qu’au 19ème siècle).

Conseils de Saint Charles au gouverneur

L’archevêque offre ses conseils et son aide au gouverneur de Milan. Il lui suggère en particulier deux décisions importantes : l’isolation des personnes contaminées, et la quarantaine générale pour les bien-portants.

Les 250 huttes installées par le gouverneur dès le début de la contagion sont devenues insuffisantes. Saint Charles loue de vastes terrains à l’extérieur de la ville, devant chacune des six portes. Il y fait bâtir des maisons en bois et en paille, ainsi qu’une chapelle au milieu du camp, pour que les prêtres malades puissent y célébrer la messe et distribuer les sacrements. Ces chapelles de fortune sont installées sur les carrefours, elles sont surélevées de trois mètres et surmontées d’une grande croix, afin d’être visibles par tous depuis les fenêtres des baraquements.

Une quarantaine générale est décrétée : toutes les personnes saines, membres du clergé ou laïques, hommes, femmes et enfants, sont enfermés à la maison pendant 40 jours à partir du 15 octobre 1576. Pour les hommes, une tolérance est accordée jusqu’au 29 octobre, leur laissant ainsi le temps de subvenir à l’achat de nourriture et de produits de première nécessité pour leurs familles.

Conséquences économiques

La cessation de toute activité commerciale ou artisanale entraîne le dénuement de la moitié des habitants de Milan. Et la mendicité qui s’ensuit augmente encore le risque de propagation. Aucune aide ne sera accordée par la couronne d’Espagne, dont dépend alors la ville de Milan. Car l’Espagne s’est alors engagée dans d’onéreuses dépenses militaires pour faire face à la crise protestante en Flandre.

Un conseil des citoyens les plus riches de Milan, et avant tout Saint Charles lui-même, s’organisent alors pour faire face à des dépenses extraordinaires pour venir en aide aux pauvres et aux affamés pendant plus de six mois. Le saint archevêque utilise une grande partie de son patrimoine pour aider ses concitoyens, les nourrir et même les habiller. Il désigne six prêtres pour s’occuper de ces besoins matériels de la population. Chaque jour, ils visitent les maisons infectées et portent assistance aux nécessiteux avec de l’argent, du gros sel et même du beurre.

Moyens surnaturels

Par-delà toutes ces préoccupations matérielles et logistiques, Saint Charles met surtout en avant les moyens surnaturels pour sanctifier les âmes de son diocèse à travers ce temps d’épidémie. Il exhorte son troupeau à la pénitence et la prière, en particulier par l’obéissance prompte aux autorités civiles.

Le pape Grégoire XIII ayant accordé des indulgences spéciales pour le peuple milanais à l’occasion de cette épidémie, il exige que des prières soient récitées à haute voix sept fois par jour aux fenêtres des maisons. Et il fait sonner les cloches des églises sept fois par jour pour appeler les fidèles à la prière.

Des messes sont célébrées aux carrefours ou en des endroits visibles depuis les fenêtres des maisons, afin que chacun puisse y assister chaque jour.

Il demande aux curés de visiter leurs paroissiens confinés chez eux. Chaque curé s’en va donc chaque jour traverser les quartiers de sa paroisse, portant à la main un petit siège en cuir sur lequel il s’assoit au pas des maison, d’où il écoute les confessions à travers la porte ou un soupirail.

Les paroissiens qui désirent communier doivent installer à l’extérieur de leur maison une petite table recouverte d’une nappe blanche. Au cours de sa visite, le curé y dépose le Saint Sacrement et donne la communion à travers la fenêtre. Toutefois, pour garder une distance saine avec le communiant, le prêtre prend l’hostie avec une longue pince en argent, appelée lunette, et la porte ainsi aux lèvres du fidèle.

Pour les visites aux malades dans les camps de fortune à l’extérieur de la ville, Saint Charles fait appel à la bonne volonté des religieux. Et il montre l’exemple : les victimes de la peste reçoivent régulièrement la visite de leur archevêque. Chaque jour, il visite ces faubourgs, à pied, parfois même après le coucher du soleil. Il visite en particulier les prêtres qui sont tombés malades dans l’exercice de leur ministère. Il administre l’Eucharistie et la confirmation aux malades et aux mourants. Il distribue de la nourriture et des aumônes. Avec un zèle infatigable et une sollicitude aimante, il prend le temps de converser avec chacun, de les réconforter, de subvenir à tous leurs besoins spirituels et matériels.

A quatre reprises, au début et pendant l’épidémie, St Charles organise des processions pénitentielles, avec la relique insigne d’un Saint Clou de la Passion du Christ (qui est depuis lors porté en procession chaque année à Milan et exposé à la vénération des fidèles pendant 40 heures). Mais les personnes infectées ou suspectes de l’être ont l’interdiction de participer à ces processions. Seuls les hommes sains peuvent y prendre part, et doivent s’y placer en deux rangées d’une personne, en gardant des distances d’environ 3 mètres entre chaque personne.

Déconfinement

La quarantaine décrétée en octobre 1576 doit être prolongée à l’approche de Noël, malgré une certaine amélioration de la situation sanitaire. En réalité, le déconfinement se fera pas à pas tout au long de l’année 1577. La traditionnelle bénédiction des maisons après Noël a bien lieu, mais l’archevêque ordonne aux curés de la faire à l’extérieur et de ne pas rentrer dans les maisons. Le 19 janvier 1577, a lieu la quatrième procession pénitentielle organisée par saint Charles, mais n’y prennent part que le Gouverneur, le Sénat et les Magistrats.

La première mesure d’assouplissement intervient le 1er février 1577 : les pères de famille peuvent sortir à certaines heures du jour, et quelques commerces sont autorisés à ouvrir. Le 24 mars, ce droit de sortie est étendu à tous les hommes de plus de 12 ans, tandis que les femmes et les enfants sont autorisés à se rendre dans les églises. Ainsi, le 7 avril, la fête de Pâques est célébrée avec un certain concours de fidèles.

Le 3 mai 1577, le confinement est réduit aux heures de nuit. Un couvre-feu est alors installé. Une procession a lieu en l’honneur du Saint Clou. Au cours du printemps 1577, la ville de Milan est épargnée, mais la peste sévit encore dans les campagnes. St Charles s’y rend régulièrement en visite, avec le même dévouement qu’il a montré à la ville. Le pape Grégoire XIII accorde qu’un nouveau jubilé soit célébré sur le diocèse de Milan les 9, 11 et 12 octobre 1577.

En décembre 1577, aucun nouveau cas de contagion n’est déclaré. Enfin, le 20 janvier 1578, le tribunal de santé déclare que l’épidémie est définitivement éradiquée. Toutes les activités commerciales sont alors rétablies.

Bilan

Avec les moyens dont il dispose, St Charles Borromée  colle au mieux à la réalité afin de maintenir la santé publique et subvenir aux besoins spirituels des fidèles.

Il agit toujours en bonne intelligence avec les autorités civiles, dans une collaboration parfois difficile, mais constante. Il accepte, et même conseille, le confinement général de la population. Il en accepte même le prolongement, bien conscient que cette mesure rend son troupeau souffrant incapable de se rendre dans les églises, qui restent vides pendant des mois, y compris pendant les célébrations de Noël. Il encourage toujours le clergé et les laïques à obéir aux prescriptions des autorités civiles, même lorsqu’elles touchent indirectement la célébration du culte. Il préfère avoir des églises vides pendant quelques mois plutôt que des enterrements sans cérémonie pendant de longues années.

Dans le même temps, tout en affectant des prêtres et des religieux aux soins spirituels et matériels des malades et de la population saine mais confinée, le Cardinal décrète que le clergé non chargé d’aider les victimes de la peste doit respecter les dispositions relatives au confinement à domicile. Sur conseil médical, il énonce ces règles dans un édit spécifique, précisément pour empêcher les ministres sacrés de devenir des propagateurs involontaires de l’épidémie. Saint Charles travaille avec une perspicacité singulière et une ingéniosité subtile pour permettre aux fidèles d’assister à la célébration de la messe et recevoir les sacrements autant que possible.

Application

Comparons avec bon sens ce qui est comparable avec la situation sanitaire actuelle, restant bien conscients des limites d’une telle comparaison. C’était jadis la peste, aujourd’hui le Covid-19 : ce n’est pas la même maladie, ni le même mode de contagion. La médecine moderne est bien plus développée qu’à l’époque, et les hommes d’Etat savent s’entourer de spécialistes pour prendre des décisions adéquates.

Une autre différence tient au contexte religieux. Jadis à Milan, la religion tenait toute la place qui est était due dans la société, parce que l’Archevêque prenait toute cette place et que l’autorité civile la lui reconnaissait entièrement. Aujourd’hui, le dialogue entre les autorités ecclésiastiques et civiles est bien présent, pour la question pratique et concrète du confinement. Mais accorde-t-on à l’Eglise toute sa place ?

Le culte public n’est pas suspendu. La participation au culte public est actuellement restreinte, mais on peut s’y unir par les moyens de diffusion électronique. Par ailleurs, les églises restent ouvertes, et les prêtres sont toujours à disposition. La situation actuelle n’est donc pas aussi difficile qu’à Milan en 1576. Il est toujours permis d’aller dans les églises pour se confesser et se recueillir par la prière devant le tabernacle. Une conversation téléphonique avec son pasteur est toujours permise, pour recevoir de lui quelque réconfort spirituel, ou simplement pour lui offrir le soutien de notre amitié spirituelle, pourquoi pas ?

Pensons à toutes ces terres de mission, où les fidèles catholiques ne reçoivent la visite du prêtre, et donc les sacrements, que quelques fois dans l’année. Malgré ces absences, ils persévèrent dans la prière et la foi chrétienne. Le Bienheureux Charles de Foucauld, par exemple, fut privé pendant plusieurs mois de la messe et de la communion, tandis qu’il était isolé à Tamanrasset au milieu des Touarègues en 1907. « Je sais ce que coûte la privation de la messe » écrivait-il.

Il faut connaître la faim et la soif pour mieux apprécier un festin. Le Bon Dieu nous faire faire l’expérience du manque de l’assistance à la Sainte Messe, mais nous en redécouvrons la valeur, même lorsque le prêtre la célèbre seul, en l’absence de fidèles. Nous faisons l’expérience du manque de la communion, et nous découvrons que ce n’était pas un dû, mais que chaque communion est un cadeau extraordinaire, à chaque fois nouveau. Nos amis de la paroisse nous manquent, et nous redécouvrons la valeur de la communion des saints. Voilà quelles sont les grâces que le Bon Dieu nous donne, en ce temps… béni !